Monsieur Batier
"Alors Sven, le chipset, on le monte sur la X20 ou la X50 ?"
J'ai haussé un sourcil, mais j'ai terminé de souder mon composant avant de lever mon œil de la loupe vers Rudy. Rudy, c'est le nouveau. Il est jeune, il est nerveux, il est dynamique, il est plutôt doué. J'l'aime bien. Mais sa question, là...
J'ai inspiré, et j'ai gueulé dans l'atelier.
"M'sieur Batier ?"
Le patron a débarqué au milieu des postes d'intégration, son grand sourire niais accroché entre ses oreilles comme un hamac.
"Le chipset, M'sieur Batier, on le monte sur la X20 ou la X50 ?"
Il a joint le bout des doigts de la main droite avec leurs homologues de la main gauche. Il a eu ce petit tic de l'épaule qui m'agace tant.
"Alors en fait, môsieur Vërgson..." - il prononce le 'son' de mon nom comme dans 'maison', ça m'irrite aussi - "Alors en fait, môsieur Vërgson, le client voudrait les deux. Alors on fait un carton de X20, et un de X50, en geste commercial, ce sera mieux."
J'ai hoché la tête sans sourire, il a quitté l'atelier, et j'ai fait un petit signe à Rudy. Genre 'tu as ta réponse'. Il s'est mis au taf de suite. Moi pas.
Le soir, Rudy souriait fièrement. Faut dire que tenir toute l'après-midi une cadence de 24 cartes par heure pour les X20 - un poil plus pour les X50 - c'est beau. Ah, ma foi, j'ai plus vingt ans moi. Il était en train de scotcher le second carton quand le patron a débarqué à mon poste de travail.
"Au fait, môsieur Vërgson. Etant donné que ce sont des prototypes et que le client paie à 90 jours, on ne fera que des X20, je pense. J'ai une trésorerie à gérer, moi..."
Par-dessus l'épaule de Batier, j'ai vu Rudy qui se décomposait. Il était écœuré. Moi pas.
Le lendemain en fin de mâtinée, Rudy finissait - l'œil sombre - le carton de X20. Après avoir perdu une heure à démanteler les X50. Moi, j'avais toujours rien glandé sur le projet.
"Ayé Sven, j'ai fini. Prêt à livrer."
J'ai fait la moue.
"Quoi ?" qu'il a demandé.
"Mmhh... j'crois pas."
Le patron est arrivé les bras en croix, souriant comme un démon venant de faire signer un pacte diabolique à un cardinal candidat à la papauté.
"Grande nouvelle môsieur Vërgson ! Le client est pressé, il a signé le devis pour le chipset ! Rajoutez un carton de X50 aux deux premiers initialement prévus !"
Un grand 'blonk' a résonné quand l'énorme rouleau de scotch marron a cogné la table d'acier. Rudy quitta l'atelier dans un cri de rage. Il était furieux. Moi pas.
"Qu'est-ce qui lui prend ?" demanda monsieur Batier.
"C'est pas très productif, comme attitude. Ah, môsieur Vërgson, les jeunes, de nos jours, je vous jure..."
Les jeunes, de nos jours, ils sont tout plein de naïveté et de perfectionnisme.
Moi pas.
Sven Thomasson Vërgson
Troisième jour de Décembre 2069