Les piliers du bar
Comment je me suis retrouvé dans cette galerie alors que je n'y passe plus depuis des mois, voire des années ? Aucune idée. Peut-être est-ce cela que l'on nomme "instinct", comme lors des grandes migrations, comme pour ces baleines qui reviennent à intervalles réguliers au même endroit. Mes pas m'ont mené là, et basta.
La devanture du Jazz Cat, elle était déjà défraichie du temps où le bar était ouvert tous les soirs. Depuis le temps, tu imagines bien que ça ne s'est pas arrangé : carreaux encrassés quand ils ne sont pas cassés, porte condamnée par de vieilles planches vermoulues fixées par des clous rouillés, peinture du mur écaillée, nom du lieu tagué... même l'enseigne, maculée de poussière, évoque un félin depuis longtemps à la retraite, au pelage poivre et sel. Tu me diras, la nuit, tous les chats sont gris.
Un peu plus tard ce soir-là, je prétendrai n'avoir aperçu la lueur à l'intérieur que par pure chance. La vérité, c'est que je l'espérais, et que par conséquence je la cherchais : malgré la pénombre de la galerie, il m'aurait été bien impossible d'y prêter attention autrement. Néanmoins, lorsqu'à travers la crasse je crus voir trembloter la flamme incertaine d'une bougie, je fus surpris. Je croyais le lieu abandonné de tous depuis belle lurette, persuadé que plus personne n'avait foutu un pied à l'intérieur après la fermeture officielle. Y avait-il encore âme qui vive, ne serait-ce que quelques squatteurs ?
Je tournais au coin de la ruelle, enjambais quelques sacs poubelle éventrés par des chiens, et ralliais l'ancienne porte de derrière, celle par laquelle Lewis me faisait entrer du temps où on devait faire la queue dehors pour avoir une table ; l'époque où les curieux se regroupaient devant la devanture pour écouter les notes évadées du piano sous la danse des doigts du vieux Jay.
Pas de poignée : le battant d'acier ne s'était toujours ouvert que de l'intérieur. Je n'hésitais qu'un instant et cognais un petit rythme tiré de mes souvenirs, qui me fit sourire. Le silence hésita lui aussi, puis je perçus quelques murmures, un raclement de chaise, quelques pas, et le cliquetis d'acier de la serrure.
- Wow, Ve'gson. T'as mis l'temps...
Malgré ses mots désinvoltes, je vis bien qu'il était aussi surpris que moi. Il me laissa entrer, comme au bon vieux temps, comme si j’étais celui qu’on attendait. L'entrée des artistes, en quelque sorte.
C'était étrange de voir le Jazz Cat intégralement vide. Il semblait immense, plus grand que dans mon souvenir. Sans les tables, les chaises et le piano, j'avais du mal à retrouver mes repères, et mes yeux se raccrochèrent au long comptoir, dernier rempart contre l'oubli. Au milieu de la petite scène, qui n'a plus connu de concert live depuis des lustres, trônait une caisse en bois et trois chaises branlantes. J'interrompais une partie de cartes jouée à la chandelle. Les derniers récalcitrants tuaient le temps, refusant de vider définitivement les lieux.
- Ah, tu as fini par revenir, finalement ?
J'ai haussé les épaules.
- Je passais par là par hasard. J'ai vu de la lumière. Simple coup de bol.
Lewis dépoussiéra la première chaise d'une pile de mobilier entassée dans l'ombre, et vint la placer sur la scène avec les autres, près de la table de jeu improvisée.
- Bah tant que t'es là, pose ton cul cinq minutes !
- Bon, juste cinq minutes alors...
Sven Thomasson Vërgson
21ème jour de Janvier 2076