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Blanc comme neige...

21 janvier 2016

Les piliers du bar

Comment je me suis retrouvé dans cette galerie alors que je n'y passe plus depuis des mois, voire des années ? Aucune idée. Peut-être est-ce cela que l'on nomme "instinct", comme lors des grandes migrations, comme pour ces baleines qui reviennent à intervalles réguliers au même endroit. Mes pas m'ont mené là, et basta.

La devanture du Jazz Cat, elle était déjà défraichie du temps où le bar était ouvert tous les soirs. Depuis le temps, tu imagines bien que ça ne s'est pas arrangé : carreaux encrassés quand ils ne sont pas cassés, porte condamnée par de vieilles planches vermoulues fixées par des clous rouillés, peinture du mur écaillée, nom du lieu tagué... même l'enseigne, maculée de poussière, évoque un félin depuis longtemps à la retraite, au pelage poivre et sel. Tu me diras, la nuit, tous les chats sont gris.

Un peu plus tard ce soir-là, je prétendrai n'avoir aperçu la lueur à l'intérieur que par pure chance. La vérité, c'est que je l'espérais, et que par conséquence je la cherchais : malgré la pénombre de la galerie, il m'aurait été bien impossible d'y prêter attention autrement. Néanmoins, lorsqu'à travers la crasse je crus voir trembloter la flamme incertaine d'une bougie, je fus surpris. Je croyais le lieu abandonné de tous depuis belle lurette, persuadé que plus personne n'avait foutu un pied à l'intérieur après la fermeture officielle. Y avait-il encore âme qui vive, ne serait-ce que quelques squatteurs ?

Je tournais au coin de la ruelle, enjambais quelques sacs poubelle éventrés par des chiens, et ralliais l'ancienne porte de derrière, celle par laquelle Lewis me faisait entrer du temps où on devait faire la queue dehors pour avoir une table ; l'époque où les curieux se regroupaient devant la devanture pour écouter les notes évadées du piano sous la danse des doigts du vieux Jay.

Pas de poignée : le battant d'acier ne s'était toujours ouvert que de l'intérieur. Je n'hésitais qu'un instant et cognais un petit rythme tiré de mes souvenirs, qui me fit sourire. Le silence hésita lui aussi, puis je perçus quelques murmures, un raclement de chaise, quelques pas, et le cliquetis d'acier de la serrure.

- Wow, Ve'gson. T'as mis l'temps...

Malgré ses mots désinvoltes, je vis bien qu'il était aussi surpris que moi. Il me laissa entrer, comme au bon vieux temps, comme si j’étais celui qu’on attendait. L'entrée des artistes, en quelque sorte.

C'était étrange de voir le Jazz Cat intégralement vide. Il semblait immense, plus grand que dans mon souvenir. Sans les tables, les chaises et le piano, j'avais du mal à retrouver mes repères, et mes yeux se raccrochèrent au long comptoir, dernier rempart contre l'oubli. Au milieu de la petite scène, qui n'a plus connu de concert live depuis des lustres, trônait une caisse en bois et trois chaises branlantes. J'interrompais une partie de cartes jouée à la chandelle. Les derniers récalcitrants tuaient le temps, refusant de vider définitivement les lieux.

- Ah, tu as fini par revenir, finalement ?

J'ai haussé les épaules.

- Je passais par là par hasard. J'ai vu de la lumière. Simple coup de bol.

Lewis dépoussiéra la première chaise d'une pile de mobilier entassée dans l'ombre, et vint la placer sur la scène avec les autres, près de la table de jeu improvisée.

- Bah tant que t'es là, pose ton cul cinq minutes !

- Bon, juste cinq minutes alors...

 

 

Sven Thomasson Vërgson

21ème jour de Janvier 2076

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3 septembre 2015

Douleur amicale

"Rah, punaise, ça fait plaisir que tu sois venu, ça faisait trop longtemps !"

Hurley me fila une énorme claque sur l'épaule, façon grizzly pêchant un saumon de plusieurs kilos. Malgré le séisme qui se propageait à l'ensemble de mes os, je m'esclaffais. Sa mère nous regardait avec des yeux ronds.

"Non mais Hurley, ça ne va pas de le frapper comme ça ? Tu va lui faire mal !"

Nous échangeâmes un regard en gloussant.

"T'inquiètes, m'man. Il est solide, le Sven.
- Je vous assure, madame. Ce n'est rien.
- Non, ce n'est pas rien ! Il aurait pu te démettre l'épaule avec un coup pareil... Vous êtes pas bien, tous les deux ! Tu ne vas quand même pas prétendre que tu n'as pas eu mal, Sven ?"

Je haussais les épaules. Je n'étais pas passé par ici depuis des mois, et Hurley était content de me voir. Moi aussi, j'éprouvais un petit quelque chose, sans même vraiment comprendre ce qui avait mené mes pas jusque dans sa galerie. Alors la claque bourrue et amicale, elle renforçait un peu le réel, nous prouvait que l'instant n'était pas le fruit de notre imagination.

"Vous savez madame, la douleur, elle est subjective. Le même coup, donné de la même façon avec la même puissance, ne va pas être ressenti pareil selon qui me frappe. Si ça avait été un scientifique pour une expérience, j'aurais surement grimacé ; si ça avait été un gars que j'aime pas, la douleur aurait surement été plus intense. Mais là, c'est Hurley, quoi !
- Peut-être, mais ce n'est pas ta subjectivité qui va t'empêcher d'avoir un bleu, à mon avis...
- Même pas mal, je vous dis."

Nous terminâmes les embrassades et les au-revoirs dans l'entrée. Je renfilais mon gros manteau, et promis de ne pas attendre noël pour repasser dire bonjour. Ils savaient que j'étais sincère, mais n'avaient pas oublié ma grande gueule.

Finalement, je sortis dans la galerie glacée du district, et la porte se referma derrière moi. Je contemplais les reverbères, les papillons de nuit qui s'y cognaient perpétuellement, et je me sentis un peu con d'avoir délaissé l'endroit.

Ma main se porta machinalement à mon épaule, et je la massais en grimaçant.

" 'culé !"

 

Sven Thomasson Vërgson
Troisième jour de septembre 2075

17 décembre 2014

Presque

"Tu lis le journal toi maintenant ?"

Ou comment se faire traiter d'inculte. Merci Hurley.

"Presque. Je regarde les images, tu sais bien que je ne sais pas lire."

Il ne releva pas l'ironie et s'approcha de la feuille de choux posée sur la table, repoussant la paire de ciseaux pour mieux voir l'article que je m'apprêtais à découper. Alors que je remplissais un petit bol de cacahuètes grillées à sec, il émit un petit sifflement en contemplant la photo.

"Ouh. Elle est bonne, la demoiselle. Tu la connais ?"

Je secouais la tête en décapsulant les bières, mais ce n'était pas pour nier.

"Ouais. Enfin, presque.
- Presque ? Comment ça, presque ?
- Pas vraiment. Presque."

Je souris. C'était con : Estelle et moi, nous nous étions souvent écris, à une époque. Je l'avais eu au téléphone, une fois. On ne s'était jamais vus. La magie d'internet, comme on dit. La magie des mots. La magie de ses mots. Stupéfix.

"Elle est connue ?
- Presque !"

Il renonça à obtenir de moi une réponse constructive, et entreprit de lire l'article.

"Ah ouais. Des prix pour son premier roman, son troisième qui sort... c'est le début de la gloire, quand même.
- Ouais. Presque."

Bon, j'avoue, là, je commençais à le faire exprès. Histoire de ne pas m'accorder ce plaisir, il fit comme si de rien n'était. Pourtant il releva la tête du journal, intrigué.

"Mais pourquoi tu gardes cet article si tu ne la connais pas vraiment ?"

Là, il m'avait eu : j'étais obligé de répondre.

"Ah... tu ne peux pas comprendre. Estelle, c'est spécial.
- Elle est quoi ? Une muse ? Un symbole ?"

Je réfléchis une seconde. Ce n'était pas loin du symbole, en effet.

"Un symbole, ouais. Presque."

 

Sven Thomasson Vërgson

17ème jour de Décembre 2074

4 décembre 2014

Sosie vocal

"Hotline internet bonjour, Aurore à votre service, que puis-je pour vous ?"

J'ai failli en lâcher le téléphone (je ne t'ai pas encore raconté, mais j'ai un nouveau téléphone tout neuf, autant te dire que je suis passé très près d'un formidable gâchis).

J'ai failli, donc, et presque défailli : je n'avais plus entendu la voix de Svetlana depuis bien trop longtemps, et je n'étais pas du tout préparé à ce qu'elle m'envahisse délicieusement le tympan. En lecteur attentif que tu es, tu as bien sûr remarqué que la voix prétendait appartenir à une certaine Aurore : mon cerveau, lui, même s'il tentait bien de traiter l'information, se heurtait à une fin de non-recevoir de la part des centres cognitifs liés à la mémoire auditive.

"Allo ? Monsieur ?
- Euh... oui, pardon, je suis là..."

Je savais que je devais enchainer : c'était à moi de parler, d'exposer mon problème de connexion, de râler comme il se devait. Pourtant, en lieu et place du petit exposé que j'avais préparé, je bafouillais, complètement décontenancé par ce sosie vocal auquel j'étais confronté. Où s'était donc enfuie ma colère de client insatisfait ?

Je repris la main quelques secondes, et l'étrange sensation sembla s'évanouir le temps que j'explique mon cas... puis elle me répondit, et mon esprit ne put faire autrement que d'y associer l'image mentale de Svetlana. De questions en réponses, je plongeais dans le dialogue, suffocant. Qu'elle me vouvoie me paraissait déplacé. Son formalisme me faisait l'effet d'une blague. A chaque réplique j'avais envie d'éclater de rire et de lâcher "allez Lana, c'est bon, tu crois que je ne t'ai pas reconnue ? Depuis quand tu bosses comme téléopératrice ?". Me retenir de la tutoyer fut un combat de chaque seconde, et je vis dans les yeux d'Hurley que mon attitude était clairement suspecte. Plus doux et mielleux qu'un agneau, le Sven.

"Oui. Oui, merci de votre aide. Bonne journée. Bisou."

Je raccrochais, le rouge de la honte me chauffant soudainement les joues. Sérieusement, venais-je donc véritablement de conclure l'entretien téléphonique en murmurant "bisou" ? Hurley me dévisageait avec des yeux en soucoupes volantes.

"Tu as dit, je cite : "je vais les défoncer les gens de la hotline". C'était il y a moins de dix minutes, Sven. Les défoncer ! Tu étais censé les défoncer !"

Je ne pouvais décemment pas lui expliquer en quoi je le trouvais soudain obscène.

Je me gratouillais l'intérieur de l'oreille du bout de l'auriculaire comme pour mettre mon ouïe en cause. Je me sentais gêné, honteux comme quand on se rend compte qu'on a été victime d'une grosse blague potache ou d'une caméra cachée. J'étais le dindon d'une farce. Obligé. HD et Svetlana allaient sortir de la pièce du fond, tout sourire, lui avec une caméra au poing et elle avec un téléphone, et Hurley allait exploser de rire en me pointant du doigt. "Ah, tu aurais dû voir ta tête !".

Mais non : il fronçait les sourcils en m'observant en biais.

"C'était une nana, c'est ça ? Elle t'a susurré deux trois trucs dans l'oreille, et toi t'as couru comme un blaireau ?
- Hurley...
- Oui ?
- Ta gueule."

 

Sven Thomasson Vërgson
4ème jour de Décembre 2074

19 novembre 2014

Save a penny for the ferryman

"... cinq, six. Et là j'ai vingt... plus dix... ça fait trente-six.
- Trente-six quoi ?
- Pennies.
- Des quoi ?
- Des centimes d'une ancienne monnaie."

Hurley prit l'une des pièces dans ma paume. Comme par hasard, il choisit la plus grosse, et sembla surpris que ça ne soit pas celle de vingt. Tu vas me dire, il y a de quoi. Il l'amena plus près de la lumière, l'observant entre son pouce et son index, fronçant les sourcils devant le profil d'une reine qu'il ne reconnut pas.

"Et... ça fait beaucoup, trente-six centimes de machin ?
- Pas des masses, non.
- Qu'est-ce que tu vas en faire ?"

Je gonflais mes joues pour signifier que j'en savais fichtrement rien. J'avais retrouvé ça dans un petit sachet plastique, au fond d'un carton identifié "en vrac" au marqueur noir. Qui a dit que j'étais pas organisé ?

"Tu peux rien acheter avec ?
- Nan m'sieur. Cette monnaie n'a plus cours, et de toute façon ce n'étaient que des centimes : même pas de quoi m'acheter un bout de pain.
- Tu peux pas revendre ça à un collectionneur ?
- Je ne pense pas. Ou pour presque rien. Pas sûr que l'effort vale ce que je vais en retirer.
- Bah alors quoi ? Tu vas les jeter ?"

C'est con hein. Irrationnel. Pourtant, je m'imaginais pas un seul instant balancer du fric à la poubelle, serait-ce sous cette forme de bouts de ferraille d'un autre âge, inutiles et sans valeur. Je remis les pièces de monnaie dans leur sachet, le tendant à Hurley pour qu'il y dépose celle qu'il tenait encore. Je refermais le sachet avec minutie, puis le balançais au fond du carton.

"Nan."

 

Sven Vërgson

19ème jour de Novembre 2074

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4 septembre 2014

Hurley. Encore.

"J'suis amoureux, Sven."

Je l'ai regardé avec l'air le plus blasé dont j'étais capable, de façon à lui faire comprendre que des déclarations telles que "il neige dehors" ou "HD a mangé du riz ce midi" ne m'auraient pas plus blasé que cette exclamation-là ; une exclamation devenue chez Hurley si routinière qu'elle ne me fait plus rire depuis longtemps, même en lui attribuant une étiquette "comique de répétition".

"Ben quoi ?
- Hurley, pitié. C'est tellement toi que la première fois que je t'ai cité sur mon blog, tu disais exactement ça. Mot pour mot. T'as qu'à suivre ce lien si tu ne me crois pas."

Je souriais, fier de moi : cela faisait au moins une semaine que j'avais appris ce qu'était l'humour méta et que je rêvais d'en caser quelque part. Hurley me crut sur parole, sans doute parce que je suis son ami le plus proche, ou plus probablement parce qu'il n'avait pas spécialement envie de relire une note qu'il avait déjà lue (sans compter qu'elle date de huit ans et qu'elle est pourrie). J'avais conscience que cela faisait un peu trop d'humour méta pour si peu de lignes, mais comme un gosse avec un nouveau jouet j'avais du mal à m'en empêcher. Je jubilais, comme un type qui rigole d'avance de la blague qu'il est en train de raconter - et que du coup personne ne comprend.

Hurley ne comprit pas, en tous cas. Pourtant, sa nostalgie sans doute titillée par l'anecdote, il changea d'expression et sa mine vexée s'éclaira.

"Ah ouais ? C'était qui, tu te souviens ?"

Je secouais la tête. Pas parce que je ne m'en souvenais pas - c'était Sandra* - mais parce que j'étais dépité. Vraiment dépité. "Il n'y a rien de constant si ce n'est le changement" disait Bouddha, et pourtant le peu de foi que j'ai dans mes capacités à évoluer explose littéralement à chaque nouvelle discussion avec Hurley. Un Hurley qui a tant changé ces dernières années, et qui pourtant reste tellement, tellement le même.

"Ta mère" répondis-je finalement, ne trouvant à répondre malgré mes efforts aucune blague méta.

Ce fut à lui de secouer la tête d'un air plus blasé encore que si je lui avais dit qu'il neigeait dehors - mais moins que si j'avais expliqué qu'HD avait mangé du riz à midi. Intérieurement, je souriais devant cette trouvaille-ci.

"Tu ne changeras jamais, Sven" lâcha-t-il, la voix chargée de reproches.

Bouddha contre Hurley.
Faites vos jeux.

 

Sven Thomasson Vërgson
4ème jour de Septembre 2074

 (* ou Magali)

25 juillet 2014

Philosophie de fin de repas

L'oeuf ou la poule ?

C'est toujours pareil, ces histoires d'antériorité. Toujours difficiles à trancher. Comme je te l'ai déjà raconté une fois (c'était avant que j'arrête de t'alimenter de mes notes sans queue ni tête), j'ai de bonnes raisons de penser que Dieu a créé l'alcool avant la poule. Mais ça ne résoud pas la question de l'oeuf. Ni de l'ornythorinque. Et après tout, rien ne dit que - si l'homme avait eu plus de deux bras - il n'aurait pas inventé le déodorant en stick bien avant de créer la roue.

"Alors Sven ? Ce café ? Avant ou après le dessert ?"

La pelle à tarte toujours à la main en point d'interrogation (la pelle avait une forme tout à fait normale de pelle à tarte, hein, c'est juste la posture qui m'a suggéré l'interrogation ; ou l'intonation de la phrase ; ou plus probablement les trois points d'interrogation) Hurley me pointait de son gros index la magnifique tarte aux citrons meringuée. Réalisée par Mme Wong, bien évidemment. Qui d'autre, puisque je te conjugue dans une même description la cuisine et les citrons ?

S'il est assez vain de dire que le café est ma boisson chaude préférée (considérant le peu de boissons chaudes présentes dans ma vie quotidienne, c'est un peu pour le café l'équivalent de remporter le podium d'une course de trois participants, dont un a les lacets défaits et l'autre les lacets des deux chaussures noués ensemble), il semble plus significatif de signaler que la tarte aux citrons meringuée est en tête de mes pâtisseries préférées (là, c'est un peu pour la tarte au citron une victoire à l'arrachée au défunt marathon de New York - avec photo à l'arrivée pour la seconde place entre le flan et la tropézienne. Avec contrôle anti-dopage).

Mais, tout aussi compétiteur que l'on puisse être, peut-on raisonnablement opposer désormais les deux tenants du titre ? Peut-on faire s'affronter le champion olympique du 400 mètres et le vainqueur du marathon de New York ? Le café contre la tarte aux citrons ? Qui est devant, qui est derrière ? Qui est avant, qui est après ? N'est-ce pas comme demander ce qui est le mieux entre le chat et la banane ? N'est-ce pas aussi insoluble que vain ? Comme chercher à connaître la réponse à la Question Ultime, l'Univers et Tout Le Reste ?

"Quarante-deux ?" ai-je répondu, incertain.

 


Sven Thomasson Vërgson
25ème jour de Juillet 2074

30 avril 2014

Le revers de la meule

"Sven, ton problème, c'est que t'as trop d'amis."

Elle a sourit en disant ça, et c'est vrai que c'était un reproche qui fleurait bon le compliment. J'eu la vague impression d'avoir déjà entendu ça, sans réussir à me remémorer à quelle occasion.

M'enfin, on s'en fout, la vérité, c'est qu'elle a foutrement raison. J'peux pas dire, côté amitié, j'ai toujours été bien lotti, tant en qualité qu'en quantité. C'est que derrière ma barbe d'ours solitaire mal léché se cache un ours mal léché - certes - mais un ours qui a du lien social. "L'Enfer c'est les autres, fils, mais l'paradis aussi" disait l'oncle Stan. Et comme je te l'ai déjà expliqué, j'ai beau abhorrer mon concitoyen en général, j'aime profondément certaines personnes en particulier.

Trop pour un seul homme, me dis-je parfois.

Bien sûr, j'ai des circonstances atténuantes et d'excellents avocats. Déjà, à l'impossible nul n'est tenu, et je ne peux pas passer tout mon temps avec tous ces gens - humainement impossible, à moins peut-être d'avoir l'ambition de transformer le paradis en enfer. Ensuite, il y a des contraintes : de temps, de distances, de disponibilités, de lieux, de budgets parfois. J'ai donc de quoi me défendre, et mesdames messieurs les jurés ne me jettez donc point de pierre, je ne suis qu'un homme !

Mais merde. Un petit message de temps en temps, ou un coup de fil, ça ne mange pas de pain. Des petits week-end à droite à gauche, on pourrait en caser un peu plus. Ne serait-ce que des apéros ou une bouffe au resto asiat de Mme Wong, c'est plus que jouable.

Un peu plus. Un peu mieux. Un peu... je sais pas.

"Nan mais bon, tu en as trop tu en as trop, c'est pas un drame !"

Clair que je ne vais pas pleurer. Et j'ai plutôt la banane en tapant ces quelques mots. Mais je ne peux m'empêcher - avec l'amour du parallèle culinaire qui me caractérise - de penser que l'amitié a un lien ténu avec l'emmental et ses histoires de trous. Il y a un petit côté mathématique absurde mais si souvent vérifié dans tout ça. Une sorte de vérité cosmique.

"Plus y'a de fromage, moins y'a de fromage" ai-je murmuré en haussant les épaules.

Pas sûr qu'elle m'ait compris.

 

Sven Thomasson Vërgson
Dernier jour d'Avril 2074

3 avril 2014

Entre deux rafales

"Sven, au fait... tu fais plus ton truc là ? Ton... blog ?

Ma foi, ça aurait été un gros foutage de gueule, quand même, de répondre que si. J'aurais eu l'impression de te trahir. Où que tu sois, un frisson t'aurait parcouru l'échine comme un vent glisse sur la banquise, et tu aurais su.

- Boarf... un peu, parfois, comme ça...

Hurley amassa un peu de neige entre ses moufles pour en faire une boule, mais la poudreuse était si sèche qu'elle lui glissait encre les mains comme du sable, s'envolant dans le vent. Les rafales pulsaient à intervalles réguliers, nous obligeant à discuter à leurs tempo. Une accalmie plus tard, il me lança un regard de biais.

- Pourquoi ? Plus d'inspi ?

Ma foi, ça aurait été un gros foutage de gueule, quand même, de répondre que non. J'aurais eu l'impression de manquer de respect à tout ce que j'écris, ailleurs qu'ici. Un frisson s'infiltrerait dans mes sauvegardes et balaierait mes fichiers comme le vent balaie la banquise, et...

- Boarf... plus trop...

Il s'est marré.

- T'as plus de lecteur, c'est ça ?

Ma foi, ça aurait été un gros foutage de gueule, quand même, de... oh et puis merde.

- Et ça te manque pas ?

Bien sûr que si. Rien ne remplace vraiment ce petit coin blanc comme neige, ce lieu privilégié. J'aime toujours autant m'extirper de mon quotidien, parfois, pour suivre les balises rouges et faire quelques pas dans la neige. Des fois régulièrement. Et puis, finalement, régulièrement non. Comment faire comprendre - comment comprendre, soi-même ! - qu'on puisse ne pas faire quelque chose dont on a envie, alors que rien ne semble nous en empêcher ?

- Boarf... pas trop trop...

Il s'ébroua et se tapa fort les mains à plat sur les cuisses, faisant s'envoler les flocons accrochés à ses vêtements.

- Ouais, t'as envie d'une bonne bataille, t'as de la neige à gogo mais t'arrives pas à faire de boules quoi."

...

J'aurais jamais trouvé mieux.

 

Sven Thomasson Vërgson

Troisième jour d'Avril 2074

9 janvier 2014

L'amour américain

"Tu sens la frite.
- Mais non, c'est l'odeur de l'amour."

Oui, je suis un grand romantique.
Elle tourna la tête pour planter son regard droit dans le mien, et fit la moue.

"Je sais bien que l'amour n'est qu'une histoire de chimie, un nuage de phéromones qu'on émet malgré nous et qui est capté par l'autre, mais je doute que tu émettes des phéromones de frites."

Elle laissa passer un silence, reposa sa tête sur mon épaule, et me traita de patate.
Je ricanais.
Un ange passa.

"Tu crois que c'est vraiment comme ça que ça marche, Sven ?
- De quoi ?
- L'amour. Les phéromones. Qu'en fait, tout ce qui compte pour plaire à quelqu'un, ce sont des effluves chimiques involontaires sur lesquelles on n'a aucune prise ?
- Bah... d'un côté, ça expliquerait des trucs.
- Lesquels par exemple ?
- Tu n'as jamais été irrésistiblement attirée par quelqu'un, tout en sachant rationnellement que ça ne marcherait jamais ? Tu n'as jamais ressenti cette impression d'être droguée à un truc pas clair, de ne plus penser très droit, et de juste vouloir une dose de plus en sachant pourtant que tu ne vas nulle part ailleurs que dans un mur ?"

Moi, si. Une fois. C'était comme être bourré ou shooté, mais en restant lucide. C'était génial, magique, et terrible à la fois. Quand l'amour sonne à ta porte et que tout te semble possible, tu es juste exalté. Quand les phéromones te bousillent le cerveau mais que tu SAIS que tu n'iras nulle part, ça a plutôt un petit goût de James Dean : la fureur de vivre, enfoncer le champignon, et attendre le crash final. J'ai beau aujourd'hui me considérer comme désintoxiqué, la vérité c'est que j'y repense encore parfois, avec le petit frisson associé à ces choses qui nous ont fait du bien tout en nous faisant du mal. Ou vice versa. Mais avec zéro regret. L'amour est une drogue dure.

Je suis un grand romantique, je te dis.

"Pour les phéromones, admettons. Mais bon, c'est pas suffisant quand même, si ?
- Non, bien sûr que ce n'est pas suffisant. Nécessaire, mais pas suffisant. Les phéromones, c'est le pain du sandwich. La base, l'indispensable. Mais seul, c'est largement incomplet."

Je suis romantique ET expert en métaphores culinaires.

"Faut pas que du pain. Et moi je veux du riche. Un steak haché, du fromage, du sel et du poivre, un peu de mayo.
- De la salade."

Je lui fis les gros yeux.

"Des frites ?"

J'acquiesçais avec un sourire appréciateur et légèrement carnassier. Elle secoua la tête.

"J'en étais sûre..."


Sven Thomasson Vërgson
9ème jour de Janvier 2074

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