J'ai vu
Ce matin, je suis allé "prendre le frais" comme on dit de nos jours. Comprend par là "monter à la surface". J'avais besoin de matos de récupération pour effectuer une petite réparation chez moi, et les villes de l'avant ne sont pas encore tout à fait vides d'objets utiles. Du coup j'ai grimpé trés tôt par les échelles de service, ai suivi les balises rouges, pour me diriger instinctivement vers les bâtiments du bord de mer. Temps gris, pas de vent, une neige compacte pour ne pas dire dure, température à peine positive : la chance était avec moi.
J'ai passé une partie de la mâtinée dans les ruines, bientôt rejoint par quelques gars dont c'est l'occupation à plein temps. J'ai trouvé quelques tuyaux d'acier qui feront l'affaire pour mes problèmes de plomberie. En bonus, je suis tombé - littéralement, d'ailleurs - sur un vieil appareil électronique fracassé dont je pourrais récupérer les composants. Il valait bien l'hématome qu'il m'a laissé au bas du dos.
Et puis à un moment, je me suis approché d'une fenêtre, et j'ai vu.
En face de moi, il y avait la mer. Et, au large, elle brillait tant qu'elle en était blanche et aveuglante. Au-dessus de moi, les nuages épais et bas menaçaient de m'étouffer, mais à quelques miles de la côte le beau temps sectionnait net cet amas grisonnant. Le soleil, bien qu'invisible, descendait sur l'eau tel les piliers de lumière des représentations religieuses. La scène était irréelle, et surtout si tranchée ! Ici une mer froide et sombre comme la cendre, là-bas un bouillon d'or, comme des rayons de soleil liquides débordant des cieux et coulant par dessus les nuages.
Et par une simple vision naturelle, par ce seul jeu du ciel et de la mer, j'ai senti tout le poids de ce qu'on a perdu. Toutes ces belles visions qui vous font sentir tout petit. Tous ces petits bonheurs dont nous nous sommes privés tout seuls, comme des grands.
Comme des grands cons.
Sven Thomasson Vërgson
17ème jour d'Août 2066