Les pressés de l'hypermarché
« Oh, vous savez, j’ai tout mon temps moi, je suis à la retraite… »
C’est toujours pareil, de toute façon : si tu travailles, tu connais ça aussi, non ? Je te parle des files d’attente dans les supermarchés. Mais faut bien manger, pas vrai ?
Alors les courses, tu les fais quand tu ne bosses pas, comme tout le monde ; Tu te retrouves à chercher une place de parking en même temps que tout le monde ; Tu te gèles dans les rayons frais et le stand de fruits et légumes en même temps que tout le monde ; Tu achètes ton yaourt à zéro pour cent de calories et enrichi à l’oméga 3 en même temps que tout le monde ; Et tu arrives aux caisses en même temps que tout le monde.
En même temps que le célibataire ermite et ses plats préparés, en même temps que la mère de famille et ses deux gosses survoltés, en même temps que le couple amoureux avec ses légumes frais… et en même temps que les petits vieux qui ne travaillent pas mais viennent quand même faire leurs courses en même temps que toi.
Je suppose qu’ils doivent se sentir seuls et que c’est une bonne occasion de voir du monde ? Sinon pourquoi viendraient-ils entre midi et quatorze heure, ou le soir à la sortie des bureaux, ou le samedi matin, hum ? Pourquoi ne vont-ils pas faire leurs courses en semaine, en début d’après-midi quand il n’y a personne ? Pourquoi ces personnes âgées qui n’ont que ça à foutre viennent-elles surcharger les allées déjà bondées de nos chers magasins lors des pics d’affluence ?
Je ne le comprendrais jamais, je crois. Je ne comprendrais jamais pourquoi, alors que tu fais la queue à la caisse, si quelqu’un essaie de te doubler, c’est un vieux. Si quelqu’un essaie de te piquer ta place, ou si quelqu’un vient te demander s’il peut passer avant toi parce que regardez moi j’ai que ça, hé bien c’est forcément un papy grognon ou une petite vieille acariâtre. Comme cette mamie faussement tremblotante et réellement geignarde qui parlait toute seule, hier, dans la file d’attente. Qui se plaignait tout haut qu’elle n’avait pas que ça à faire, que c’était long, que la caissière était pas très futée, que si son mari était encore là ça se passerait pas pareil, que y’avait plus un jeune pour laisser sa place aux gens du troisième âge de nos jours, qu’elle avait connu l’Avant et que c’était vraiment le bon vieux temps.
Alors je l’ai interpellé bien fort, pour que tout le monde entende, l’invitant du bras.
« Madame ? Vous pouvez passer devant moi, si vous voulez. »
Elle m’a lancé un regard suspicieux, alors que les autres personnes autour de moi avaient l’air de désapprouver que je donne raison à la mégère.
« Vraiment ? »
Et moi de répondre, toujours bien fort, avec mon plus beau sourire de faux cul.
« Oh, vous savez, j’ai tout mon temps moi, je suis à la retraite… »
Sven Thomasson Vërgson
21ème jour de Novembre 2066