Traditions
« Mon père doit se faire hara-kiri, n’essaie pas de l’en empêcher. »
La tradition, chez les asiatiques, théoriquement, c’est sacré. Alors j’avais beau pas être très frais, en ce mardi matin, quand j’ai reçu un court message de la part de HD sur mon portable parlant de déshonneur sur sa famille, je me suis très vite inquiété. J’ai essayé de le joindre, mais ça ne répondait pas. Alors tu me connais, j’ai foncé tête baissée vers le district 7.
La sensation était très étrange, car en ce lendemain de Noël nombreux sont ceux qui ont posé des congés. Il n’y a quasi-personne dans les rues, la cité souterraine semble comme morte, comme si la population était épuisée collectivement par ce week-end festif. C’est d’ailleurs sans doute le cas. Du coup je marchais rapidement dans des galeries désertes, seul avec mes angoisses.
Arrivé devant la porte de HD, je frappais avec une certaine impatience. J’appelais rapidement à travers le panneau d’acier.
« HD ? HD, ouvre-moi, c’est Sven !
- Ne te mêle pas de ça, Sven, c’est une affaire de famille.
- Mais je suis presque de la famille, non ?
- S’il te plaît, n’ajoute pas ça au déshonneur qui nous accable. »
Ça fait toujours plaisir…
« Mon père doit se faire hara-kiri, n’essaie pas de l’en empêcher.
- HEIN ?
- C’est ainsi, quand on est déshonoré, chez nous.
- Mais… qu’est-ce que tu racontes ? Qu’est-ce qu’il a fait ?
- Il a servi de la marmelade de citrons à l’honorable Ho-Chun. »
Blanc.
« Euh… tu peux me répéter ça HD ?
- Nous passions Noël avec des notables du quartier, et il a servi de la marmelade de citrons. Que cette recette soit maudite sur cinq générations ! »
Entre le fait que j’étais à l’origine de ladite recette et le fait de penser à la mort prochaine d’un proche, je ne savais plus trop où j’en étais.
« Le fils de l’honorable Ho-Chun est décédé il y a cinq ans, écrasé dans un entrepôt par une palette contenant des cagettes de citrons. Depuis c’est un fruit tabou dans cette famille, et c’était une offense grave que de servir ce dessert. »
C’était n’importe quoi.
« Mais c’est n’importe quoi !
- Ne parle pas de l’honneur de mon père ainsi !
- Ouvre-moi, HD ! On ne peut pas laisser faire ça ! »
Un silence, puis le lent cliquetis du verrou. Le battant qui s’ouvre. Le corps fin et bien habillé de HD, en costume traditionnel. Et son visage portant un masque en forme de citron, agrémenté d’un énorme smiley. Son pouffement de rire qui prend de l’ampleur. Son fou rire incontrôlable.
« Poisson d’Avril ! » qu’il m’a hurlé, complètement écroulé de rire, tellement bidonné que j’ai eu l’impression qu’il allait s’étouffer.
« Ah ah, tu devrais voir ta tête Sven ! Ah ah, j’arrive pas à croire que tu aies marché avec cette histoire de citrons, oh oh oh, c’est trop bon ! »
Il était assis par terre, avait retiré son masque de citron et s’essuyait les larmes de rires qui coulaient de ses yeux bridés.
« Ah ah ah ! Poisson d’Avril ! » qu’il m’a répété, convulsé.
- Mais… HD… on est le 26 Décembre !
- Je sais bien mais… ah ah ah… depuis que j’ai eu cette idée j’arrête pas d’y penser… hé hé… et j’aurais jamais pu attendre trois mois avec cette blague en tête ! AH AH AH ! »
La tradition, c’est quelque chose qui se perd de nos jours.
Sven Thomasson Vërgson
26ème jour de Décembre 2066