Regards baissés
J'attendais depuis un bon moment, debout dans le froid au milieu de la galerie. Et quand tu es immobile, tu vois soudain l'ennui fondre sur toi, et tu n'as pas envie qu'il te rattrape. Alors ton esprit court, court pour le semer. Tes pieds restent fixes, mais tes yeux s'accrochent à ceux des autres. Et c'est en contemplant les autres, tous ces gens qui déambulent comme moi dans la cité, que je m'en suis aperçu.
Tu n'as jamais fait gaffe ? Les gens marchent en regardant leurs pieds. Toutes ces silhouettes descendent ou remontent les trottoirs des galeries, empruntent les passerelles, traversent les voies circulatoires, grimpent les escalators, entrent dans les blocs d'habitation, sortent des commerces. Les silhouettes avancent et marchent et se croisent... la tête baissée, en regardant leurs pieds.
C'est là, immobile dans la galerie, occupé à fuir mon ennui, que je m'en suis aperçu. Que les gens ne se regardent pas. Qu'ils vivent à plusieurs milliers sous des dômes de nanoplexi, mais qu'ils vivent seuls sous leurs bulles d'intimité. Pourquoi ne marche-t-on pas tous la tête haute ? Pourquoi n'échange-t-on pas, tous les jours, plusieurs dizaines de regards et de sourires ?
"Ils passent prés de moi, me 'perçoivent' mais ne me regardent pas" réalisais-je alors.
Peut-être a-t-on peur... mais peur de quoi ? D'un regard détourné, d'un écart... d'un rejet ? Peut-être qu'il y a trop de monde, qu'on oublie les autres comme on ignore les arbres dans une forêt ? Ou ne serait-ce qu'une raison purement pratique, un moyen de lutte contre le froid, le menton fermement rentré ?
Ou alors, la cité Azur est une réserve naturelle de fétichistes des pieds.
Sven Thomasson Vërgson
14ème jour de Septembre 2067