Remonter le temps
Je mélange prestement le sucre et les oeufs, tandis que le beurre se liquéfie. La tablette de chocolat est là, prête à fondre. Dans ce bol, des noisettes que j'ai pilé moi-même : les noisettes déjà pilées qu'on trouve dans le commerce sont presque en poudre, et moi j'aime bien les gros morceaux. La recette du brownie au chocolat n'a rien de compliqué : j'y ajoute même un ou deux trucs à moi - comme ces éclats de caramel - histoire de dire que je travaille vraiment. J'ai hâte d'y goûter, une tasse de café noir dans l'autre main. Et d'ainsi voyager dans le temps.
J'anticipe déjà : je revois cette longue marche dans la neige, à la surface, mes raquettes aux pieds. Je revois ce temps splendide, ce ciel bleu limpide, et ce pique-nique. Je nous revois assis sur cette couverture de survie, fine comme du papier aluminium, à nous passer le thermos de café bouillant et le tuperware rempli à craquer de carrés de brownie. Je souris.
Je sais pas trop si ça te fait ça, à toi, mais certains plats me servent de machine à remonter le temps, fortement liés à un évènement, une personne ou un lieu. C'est une relation intime avec la recette, un code à soi, une clef unique qui ne marche que sur toi. Parce que déguster un morceau de brownie, pour toi, ça n'aura jamais le même effet que quand mes papilles dégustent "ça".
Et je me rends compte qu'à force de parler de moi, je vais trop loin. J'en dis trop. Tout ça, c'est à moi. Je vais aller vérifier la cuisson de mon brownie, et me faire mon petit voyage en égoïste. A chacun son petit jardin secret... ou plutôt, sa petite cuisine privée. Personne n'a besoin de savoir où je vais quand je mange une fondue au fromage, quand je fais moi-même une pizza, ou quand je déguste des raviolis chinois...
Sven Thomasson Vërgson
5ème jour de Décembre 2067