Carré d'as
Le pub s'appelle "Le Carré d'As", mais pourrait tout aussi bien se nommer "Le Saloon". D'ailleurs, après la lourde et hermétique porte d'entrée t'isolant du froid, tu pénètres dans une sorte de sas séparé de la grand-salle par un pittoresque double-battants en bois. Comme il se doit, la pièce est assez enfumée pour que tu ais du mal à distinguer le plafond, et assez remplie d'habitués pour que les conversations s'arrêtent une seconde dès qu'un étranger ose mettre un pied sur leur territoire.
Je suis allé droit sur le grand bar, ignorant les regards braqués sur moi. J'ai repéré quatre vieux qui jouaient aux cartes dans un coin sombre, un mec taciturne qui fumait un gros cigare, et une petite scène en bois où je fus déçu de ne pas trouver de chanteuse pulpeuse en robe rouge. Arrivant au comptoir, il n'y avait pas de tabouret de libre, alors je me suis accoudé au zinc. J'ai réprimé une irrésistible envie de cogner du poing devant le barman en commandant un whisky on the rock. T'as qu'à voir : il ne manquait que le buisson d'épineux balloté par le vent et une mélodie sifflée sur un fond de banjo.
Un mauvais morceau de musique électronique cassa finalement l'ambiance, et je regrettais immédiatement la bière que je venais de commander. Tu sais, j'avais un à priori : ça faisait un bail que j'étais pas retourné dans les tripos de district pour taper le carton. J'avais mes habitudes chez Boyd, mais depuis cette fameuse soirée d'Août tu comprends bien que j'étais plus trop le bienvenu. C'est finalement un collègue de mon boss qui m'avait conseillé "Le carré d'As".
"Alors, qu'est-ce que t'en dis ? Il te botte cet endroit ?"
Putain, je l'avais pas vu arriver. Sorti de nulle part, il m'avait donné une grande claque sur l'épaule avec un sourire de... de coyote, tiens, histoire de rester dans mon trip. Chris a pourtant une gueule que tout le monde aime bien : grand, blond, la poignée de main franche, c'est un jeune chef d'entreprise qui a tout misé dans les systèmes de chauffage. C'est te dire s'il est malin, dans une ville souterraine piégée sous plusieurs mètres de neige !
Tu sais, j'avais un à priori. Pourtant quand je suis rentré dans ce bar, l'envie du tapis vert s'est glissée vers moi tel un serpent. L'ambiance, sans doute. Mais finalement j'ai dit à Chris que j'étais juste venu jeter un oeil, que je reviendrais jouer une autre fois. Je me suis éclipsé. J'ai à peine touché ma bière. Un truc s'était cassé : je le sentais plus, cet endroit.
Je suis rentré chez moi à pied, par les galeries sombres, en maudissant la musique électronique et en sifflotant un vieil air de western.
Sven Thomasson Vërgson
13ème jour de Juin 2067