La nouille
J'étais aller acheter mes nouilles chinoises.
J'ai attrapé mon petit sac en papier recyclé, remonté le col de mon manteau, puis suis sorti du petit traiteur asiat des Wong. Elle, elle sortait au même instant de la pharmacie juste en face, la tête baissée, perdue dans ses pensées. Mentalement, j'ai tiré une pièce en l'air en l'imaginant tournoyer à une vitesse folle. Face : la fille tourna à gauche. C'était justement par là que j'allais.
Elle marchait d'un bon pas, quelques mètres devant moi, emmitouflée dans son écharpe. Malgré mes grandes jambes, je ne la rattrapais pas, et elle avançait seule dans le brouillard que ma respiration projetait devant mes yeux. L'ambiance des galeries souterraine est toujours étrange, résonnante : tous les sons viennent de loin. Comprends-moi bien : il n'y a jamais de silence, toujours du bruit, mais il te semble venir de partout et de nulle part à la fois. Mais de loin. Même le bruit sec de ses bottes sur le trottoir me parvenait d'une galaxie lointaine, très lointaine. Dix mètres, environ.
Un gars en VTT arriva en sens inverse, mais c'est le bruit des rollers qui me parvint en premier. Le type à vélo se décala pour éviter la fille qui marchait devant moi, la gamine à rollers bifurqua pour ne pas me taper dans le dos, et les deux humains roulants se retrouvèrent face à face. Le mec freina. La gamine cria, tourna, vacilla et chuta aux pieds de la fille. Qui s'arrêta. Tout le monde s'arrêta, sauf moi. Pendant quelques secondes, j'eu l'impression d'avoir stoppé le temps et de me déplacer dans un monde figé. Puis le gars à vélo demanda si ça allait, la gamine éclata de rire et la fille l'aida à se relever en souriant. Je les dépassais tous sans pouvoir m'arrêter, comme si mon cerveau était trop occupé à penser pour dire à mes jambes de faire une pause. Mes yeux fatigués croisèrent ses yeux bleus.
Quelques minutes plus tard le vélo avait disparu loin derrière, le bruit des rollers s'était perdu loin devant, et je n'entendais plus que les yeux bleus marcher dans mon dos. Intérieurement je leur dis au revoir, et tournait dans une ruelle à gauche pour rejoindre le district 5. Elle me suivit. Je m'arrêtais à un feu au bord d'une voie circulatoire. Elle me rejoignit ; s'approcha ; me frôla presque. Pour un peu elle me rentrait dedans. Ou se jetait dans mes bras. J'allais me retourner vers elle quand le bonhomme rouge devint vert.
Je traversais. Elle aussi. Je bifurquais de nouveau dans un raccourci peu emprunté. Elle aussi. Je pris une traverse squattée par un jeune tagueur plutôt doué. Elle aussi. Je changeais de trottoir, et elle marcha quelques instants parallèle à moi. Nos regards se croisèrent de nouveau une fois. Ou deux, peut-être.
J'ai pris les escaliers montant vers mon quartier d'habitation. Je ne l'entendais plus derrière moi. Je continuais jusqu'au bout du bloc, et m'apprêtais à entrer dans mon bâtiment. Je me retournais : elle était finalement apparue en haut de l'escalier. Nos sourires se croisèrent. Nous restâmes face à face une seconde. Ou deux, peut-être.
Puis elle me tourna le dos et disparu dans l'obscurité.
...
Je suis la plus grande nouille de la cité. Mais celles de Madame Wong restent les meilleures.
Sven Thomasson Vërgson
20ème jour de Juin 2067
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