La cravate des grandes occasions
Huong-Duong, je l'appelle toujours HD parce que son prénom est plus facile à écrire qu'à prononcer (et c'est pas peu dire, car c'est déjà pas de la tarte de l'orthographier comme il faut). Je l'adore, et je crois que je me rappelerais toujours de notre première rencontre. C'est un ami, un vrai, et comme pour tous mes amis j'ai toujours tendance à m'inquiéter pour lui.
Tu vois, c'est pas qu'il n'est pas sociable, au contraire : il est sympa, toujours souriant, c'est un chic type. Mais je l'ai toujours connu célibataire, et je l'ai jamais vu avec une fille. Pourtant, il aide régulièrement ses parents dans le petit traiteur asiat du district 7, et il en voit passer du monde ! Mais non : ses seules passions sont ses lézards et ses serpents, et son appart est emplis de vivariums aux écosystèmes compliqués. Un travail de titan l'oblige à veiller tard pour transformer sa cellule frigorifique en lieu de vie adapté pour des animaux qui, dans l'Avant, vivaient sous les tropiques. Hurley et moi on a souvent essayé de l'entraîner avec nous quand l'envie nous prenait d'improviser des virées nocturnes, mais en vain. Une drôle de vie, cet HD.
Et puis Hurley m'appelle l'autre jour, la voix rieuse :
"Tu connais la grande nouvelle à propos d'HD, Sven ?
- Non, quoi ? Son père s'est fait hara-kiri ?
- Ah ah ah, t'as la rancune tenace toi. Non, autre chose de plus fort.
- Il a agrandi son aquarium pour y élever un dragon ?
- Presque : il a une nouvelle collocataire.
- Une salamandre ?
- Non Sven. Un être humain. Une fille.
- Oh ?"
Depuis, j'ai dû faire des excuses à Hurley, qui s'est vexé parce que je n'ai pas voulu le croire. Pourtant, il avait raison : HD l'ermite japonais s'est trouvé une nana. On la voit ce soir, parce qu'on est invité à dîner au milieu des reptiles. HD m'a dit de faire un effort vestimentaire, alors j'ai voulu sortir la cravate, mais je viens de me rendre compte que le noeud est défait.
Que les choses soient claires : je ne défais jamais le noeud d'une cravate quand je la retire. C'est donc probablement une fille qui me l'a retirée, car aucune d'elles n'arrive à comprendre quelle épreuve c'est de nouer soi-même ce putain de morceau de tissu. Quand, face à toi-même dans le miroir, ton reflet inversé s'agace à vue d'oeil devant cet exercice ridicule, tu maudis soudain la femme qui a dénoué langoureusement ce noeud pourtant obtenu à la sueur de ton front. Pendant qu'elle introduisait sa langue entre tes lèvres, elle tirait sur le ruban de tissu qui glissait à l'intérieur de ton col. Et elle disait qu'elle trouvait ça sexy.
Quelle conne : je fais comment moi maintenant ?
Sven Thomasson Vërgson
19ème jour de Juin 2067