Plus dure sera la chute
Elle se précipite soudain en avant, sans que tu ne comprennes bien pourquoi. Tout se passe très vite : tes jambes n'ont le temps de faire qu'un pas et demi. Et en l'espace d'un pas et demi, elle a couru, a tendu la main en avant pour retenir la porte avant qu'elle ne se referme, a glissé sur l'étrange liquide d'un blanc immonde qui macule le sol, a effectué un soleil digne d'une acrobate russe (ce qu'elle est peut-être, au fond) et s'est ramassée violemment au sol dans un sploch écoeurant.
Et là, à cette seconde précise, tu te retrouves dans la situation classique. Celle qu'on a déjà tous vécu dans sa vie, au moins une fois : tu vois une amie se prendre une gamelle monumentale, et tu es partagé. Partagé entre l'instinct primaire qui t'ordonne d'éclater de rire, et l'inquiétude légitime de savoir si l'amie en question peut survivre à un tel fracas. Si elle va se relever. Si elle n'est pas déjà morte. Si ça se trouve, elle va crever connement dans cette galerie sombre, juste pour avoir voulu retenir une porte, ou juste parce que quelqu'un a renversé... un yaourt (tu pries très fort pour que ce soit un yaourt).
"AH MAIS MER-DEUH !" beugle-t-elle, bien vivante.
Mais c'est trop tard : tu as hésité, tu as refoulé ton instinct primaire, et le rire ne sort plus. En même temps tu es soulagé : demain, tu avais autre chose de prévu qu'une crémation. Surtout avec une épitaphe aussi con que celle qu'on aurait improvisé dans un tel cas.
Du coup tu tends la main, te ravise en voyant le... yaourt maculer doigts, jean et veste, et te contente finalement de sourire assez niaisement. Tu restes même là comme un con, les bras ballants, sans savoir quoi faire, tandis qu'elle trouve un mouchoir en papier dans sa poche et entreprend de limiter les dégâts. Et elle te parle, évacue sa nervosité, sa peur, sa rage, et toi tu ne trouves rien à dire. Tu es là, tu hoches la tête bêtement.
Et c'est maintenant, au moment de la chute de cette histoire, que tu te rends compte que celui qui est ridicule dans l'histoire, c'est toi.
Sven Thomasson Vërgson
18ème jour d'Octobre 2067